L’arrêt de la Cour de cassation, Première Chambre civile, du 23 octobre 2024

L’arrêt concerne un litige entre l’association **Union fédérale des consommateurs – Que choisir (UFC – Que choisir)** et la société **Valve Corporation**, une entreprise américaine exploitant la plateforme de distribution numérique **Steam**. L’UFC avait assigné Valve en justice pour contester le caractère abusif de certaines clauses de l’**Accord de souscription Steam**, notamment la clause interdisant la revente et le transfert de comptes Steam et des jeux acquis. L’UFC demandait également réparation pour le préjudice causé à l’intérêt collectif des consommateurs.

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1. **Valve Corporation** propose via Steam des jeux vidéo, logiciels, films et services associés. Les utilisateurs doivent accepter un accord de souscription pour accéder à ces contenus.
2. L’UFC a engagé une action en justice contre Valve en 2015, contestant plusieurs clauses de l’accord, notamment la clause 1C interdisant la revente des jeux et comptes Steam.
3. La cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 21 octobre 2022, a rejeté les demandes de l’UFC. L’association a alors formé un pourvoi en cassation, invoquant quatre moyens.

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1. **Sur le premier moyen** : L’UFC reprochait à la cour d’appel de ne pas avoir transmis une question préjudicielle à la **Cour de justice de l’Union européenne (CJUE)** concernant l’applicabilité des directives européennes sur le droit d’auteur aux jeux vidéo. L’UFC soutenait que les jeux vidéo relèvent de la **directive 2009/24/CE** (protection des programmes d’ordinateur) et non de la **directive 2001/29/CE** (droit d’auteur dans la société de l’information).
– La Cour de cassation a rejeté ce moyen, confirmant que les jeux vidéo sont des œuvres complexes comprenant des éléments graphiques, sonores et scénaristiques, protégés par la directive 2001/29/CE. Elle a estimé que la règle de l’épuisement du droit de distribution ne s’applique pas aux jeux vidéo distribués en ligne, contrairement aux programmes d’ordinateur. Ainsi, la cour d’appel avait correctement refusé de saisir la CJUE.

2. **Sur le deuxième moyen** : L’UFC contestait la validité de la clause 1C de l’accord Steam, interdisant la revente des jeux. Elle soutenait que cette clause était contraire au droit de l’Union européenne.
– La Cour a rejeté ce moyen, considérant qu’il dépendait du premier moyen, déjà rejeté. Ainsi, la clause 1C a été jugée conforme au droit applicable.

3. **Sur les troisième et quatrième moyens** : La Cour a jugé qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur ces moyens, car ils n’étaient pas de nature à entraîner la cassation.

La Cour de cassation a **rejeté le pourvoi** de l’UFC, confirmant ainsi l’arrêt de la cour d’appel de Paris. Elle a condamné l’UFC aux dépens et a rejeté les demandes fondées sur l’article 700 du code de procédure civile.

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1. **Applicabilité des directives européennes** : La Cour a confirmé que les jeux vidéo, en tant qu’œuvres complexes, relèvent de la directive 2001/29/CE sur le droit d’auteur, et non de la directive 2009/24/CE sur les programmes d’ordinateur.
2. **Épuisement du droit de distribution** : La règle de l’épuisement du droit de distribution ne s’applique pas aux jeux vidéo distribués en ligne, contrairement aux programmes d’ordinateur.
3. **Clause 1C de l’accord Steam** : La clause interdisant la revente des jeux a été jugée conforme au droit applicable.

Cet arrêt clarifie le régime juridique applicable aux jeux vidéo en ligne, en les distinguant des programmes d’ordinateur. Il confirme également la validité des clauses restrictives dans les contrats de distribution numérique, sous réserve de leur conformité au droit de l’Union européenne.

L’arrêt de la Cour de cassation du 23 octobre 2024 a un impact significatif sur la **théorie de l’épuisement des droits** en matière de droit de la distribution, notamment dans le contexte des **œuvres numériques** et des **jeux vidéo**. Voici les principaux enseignements et implications de cet arrêt :

### 1. **Distinction entre œuvres matérielles et œuvres numériques**
– La Cour confirme que la **règle de l’épuisement du droit de distribution**, qui permet la revente d’un exemplaire matériel d’une œuvre après sa première vente (par exemple, un livre ou un DVD), **ne s’applique pas aux œuvres numériques** distribuées en ligne, comme les jeux vidéo.
– Cette distinction repose sur l’idée que les œuvres numériques ne sont pas des objets tangibles et que leur distribution en ligne relève davantage de la fourniture d’un **service** que de la vente d’un bien matériel. Ainsi, le droit de distribution n’est pas épuisé après la première vente.

### 2. **Applicabilité de la directive 2001/29/CE**
– La Cour rappelle que les **jeux vidéo** sont des œuvres complexes protégées par la **directive 2001/29/CE** sur le droit d’auteur dans la société de l’information, et non par la directive 2009/24/CE sur les programmes d’ordinateur.
– Contrairement aux programmes d’ordinateur, pour lesquels la CJUE a admis l’épuisement du droit de distribution même pour les copies numériques (arrêt **UsedSoft**, C-128/11), les jeux vidéo ne bénéficient pas de cette exception. La Cour justifie cette différence par la nature composite des jeux vidéo, qui incluent des éléments graphiques, sonores et scénaristiques protégés par le droit d’auteur.

### 3. **Renforcement de la position des éditeurs de jeux vidéo**
– Cet arrêt renforce la position des éditeurs de jeux vidéo en leur permettant de **contrôler la distribution** de leurs œuvres numériques, y compris en interdisant la revente de copies acquises en ligne. Cela confirme la validité des clauses contractuelles, comme la clause 1C de l’accord Steam, qui interdisent la revente ou le transfert de comptes et de jeux.
– Les éditeurs peuvent ainsi limiter la circulation secondaire des jeux vidéo, ce qui protège leurs revenus et leur modèle économique basé sur la vente initiale et les mises à jour.

### 4. **Impact sur le marché de l’occasion numérique**
– L’arrêt ferme la porte à l’émergence d’un **marché de l’occasion numérique** pour les jeux vidéo, contrairement à ce qui existe pour les œuvres matérielles (comme les livres ou les DVD d’occasion).
– Cette décision s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence de la CJUE, notamment l’arrêt **Tom Kabinet** (C-263/18), qui avait déjà refusé d’étendre l’épuisement du droit de distribution aux livres numériques.

### 5. **Conséquences pour les consommateurs**
– Les consommateurs ne peuvent pas revendre leurs jeux vidéo achetés en ligne, ce qui limite leur droit de propriété sur les copies numériques acquises.
– Cela soulève des questions sur l’équilibre entre les droits des titulaires de droits d’auteur et ceux des consommateurs, notamment dans un contexte où les achats numériques représentent une part croissante du marché.

### 6. **Clarification de la lex specialis**
– La Cour rappelle que la directive 2009/24/CE (protection des programmes d’ordinateur) constitue une **lex specialis** par rapport à la directive 2001/29/CE. Cependant, elle précise que cette lex specialis ne s’applique pas aux jeux vidéo, qui sont considérés comme des œuvres multimédias complexes et non comme de simples programmes d’ordinateur.

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L’arrêt a un impact majeur sur la théorie de l’épuisement des droits en confirmant que :
– L’épuisement du droit de distribution ne s’applique pas aux œuvres numériques complexes, comme les jeux vidéo.
– Les éditeurs peuvent restreindre la revente des copies numériques, ce qui renforce leur contrôle sur la distribution en ligne.
– Cette décision s’inscrit dans une tendance jurisprudentielle plus large visant à protéger les modèles économiques des titulaires de droits dans l’environnement numérique, au détriment du marché de l’occasion numérique.

Cet arrêt marque une étape importante dans l’évolution du droit d’auteur à l’ère numérique, en clarifiant les limites de l’épuisement des droits pour les œuvres dématérialisées.

 

Quels éléments du jeu vidéo sont protégeables vis-à-vis des concurrents ?

Deux  affaires viennent illustrer la difficulté pour les éditeurs de jeu vidéo de protéger leur investissement :

Tribunal judiciaire de Paris (3e ch., 1re sect.), 27 juin 2024, n° 22/01551

La société française Voodoo, spécialisée dans le développement et l’édition de jeux vidéo « hyper casual », a lancé en novembre 2020 le jeu City Takeover et, en 2021, son dérivé Town Takeover. Elle détient plusieurs dessins et modèles communautaires protégeant des éléments graphiques du jeu.

Le groupe SayGames, éditeur biélorusse et chypriote, a commercialisé en août 2021 un jeu concurrent, Tower War – Tactical Conquest, développé par Vaveda. Estimant que ce jeu était une copie servile de ses propres jeux et qu’il constituait une contrefaçon de ses dessins et modèles communautaires, Voodoo a fait constater les faits par un commissaire de justice le 8 septembre 2021 et a adressé une mise en demeure aux sociétés SayGames, restée sans réponse.

Le 15 décembre 2021, Voodoo a assigné SayGames LTD et SayGames LLC en contrefaçon et en concurrence déloyale. Elle demandait notamment :

  • La condamnation des sociétés pour contrefaçon,
  • Le retrait du jeu Tower War sur l’UE sous astreinte,
  • Le versement de 5,3 millions d’euros de dommages-intérêts,
  • Des mesures de publication de la décision.

SayGames contestait la demande, arguant que :

  • SayGames LLC devait être mise hors de cause car elle n’éditait pas le jeu et était liquidée,
  • Aucune contrefaçon ne pouvait être retenue, les éléments revendiqués étant communs aux jeux du même genre,
  • Aucune faute de concurrence déloyale ou parasitisme n’était démontrée.

Décision du tribunal :

1. Mise hors de cause de SayGames LLC

Le tribunal écarte cette demande, car elle n’avait pas été soulevée in limine litis.

2. Contrefaçon de dessins et modèles communautaires

Le tribunal rappelle que la protection d’un dessin ou modèle s’étend à toute représentation ne produisant pas une impression visuelle globale différente sur l’utilisateur averti.

Après analyse, il juge que les éléments communs aux jeux « relier et conquérir » sont fréquents (formes géométriques simples, couleurs vives, chiffres sur les bâtiments, liaisons entre bases). Il considère que les différences relevées suffisent à créer une impression distincte pour l’utilisateur averti.

Conclusion : Il rejette la contrefaçon des modèles n° 008493258-0022, 0023, 0027 et 0028 et déboute Voodoo de ses demandes.

3. Concurrence déloyale et parasitisme

Voodoo invoquait une copie servile de ses jeux et de ses publicités, ainsi que le parasitisme résultant de l’exploitation de son savoir-faire et de ses investissements.

Le tribunal rappelle que :

  • La simple reprise d’une idée n’est pas fautive,
  • Le parasitisme nécessite la preuve d’une valeur économique individualisée exploitée indûment.

Le tribunal constate que Voodoo n’apporte pas d’éléments probants prouvant des investissements spécifiques ou un savoir-faire distinct. Il juge que :

  • Les différences de gameplay et de design sont significatives,
  • Les similitudes ne suffisent pas à qualifier une copie servile,
  • L’absence de preuve d’un préjudice exclut toute faute de parasitisme.

Conclusion : Le tribunal rejette la demande de Voodoo.

4. Condamnations et frais

  • Voodoo est déboutée de toutes ses demandes,
  • Elle est condamnée à payer 15 000 € à SayGames au titre de l’article 700 du CPC,
  • Elle doit prendre en charge l’ensemble des dépens.

Le jugement est exécutoire par provision.

Synthèse : Le tribunal rejette toutes les demandes de Voodoo en contrefaçon et concurrence déloyale, estimant que les différences entre les jeux suffisaient à exclure toute imitation fautive.

Tribunal judiciaire de Paris, 20 décembre 2024, RG n° 22/08038, 3ème chambre 2ème section

  1. Présentation des faits

    • La société ATM Gaming exploite depuis 2018 un jeu de société nommé « Juduku ».
    • En 2021, M. [B] propose un mini-jeu « 7 secondes » dans son application mobile « Toz ».
    • ATM Gaming estime que ce mini-jeu constitue une contrefaçon du Juduku et une concurrence déloyale.
  2. Procédure judiciaire

    • ATM Gaming assigne M. [B] en contrefaçon le 4 juillet 2022.
    • Elle réclame 400 000 € pour contrefaçon, 200 000 € pour préjudice moral, et 500 000 € à titre subsidiaire pour concurrence déloyale.
    • M. [B] conteste l’action et demande 10 000 € pour procédure abusive.
  3. Arguments d’ATM Gaming

    • Le jeu Juduku est protégé par le droit d’auteur en raison de son originalité (règles du jeu, design des cartes, contenu des questions).
    • Il existe une forte similarité entre les deux jeux, notamment 69 cartes reprises à l’identique.
    • L’application de M. [B] profite de la notoriété du Juduku, créant un risque de confusion et un préjudice économique.
  4. Arguments de M. [B]

    • Il conteste l’originalité du Juduku, affirmant que ses éléments sont banals ou déjà existants.
    • Il estime que les constats d’huissier ne sont pas valables.
    • Il rejette toute contrefaçon et toute concurrence déloyale, arguant que son jeu ne génère aucun bénéfice.
  5. Décision du tribunal

    • Validité de l’action : ATM Gaming a bien un intérêt à agir en contrefaçon.
    • Protection par le droit d’auteur :
      • Le design et les règles du jeu ne sont pas protégés car trop génériques.
      • La combinaison des 69 cartes litigieuses constitue une œuvre originale protégée.
    • Contrefaçon : La reprise des 69 cartes constitue une contrefaçon partielle.
    • Concurrence déloyale : Rejetée, car l’application ne crée pas de confusion.
    • Sanctions :
      • Suppression des 69 cartes sous astreinte.
      • Dommages et intérêts de 5 000 € pour ATM Gaming.
      • Aucune indemnité pour procédure abusive.
      • Refus d’une publication du jugement.
  6. Conséquences

    • Le tribunal reconnaît une contrefaçon limitée à certaines cartes mais rejette l’argument de concurrence déloyale.
    • L’impact économique pour M. [B] est minime (suppression des cartes et 5 000 €).
    • ATM Gaming obtient gain de cause mais de manière réduite.