À l’ère des plateformes numériques dominantes, la concurrence déloyale ne se limite plus aux pratiques commerciales classiques (dénigrement, imitation, désorganisation), mais s’étend désormais à des logiques structurelles de domination algorithmique, de captation de marché par les données, et de verrouillage des écosystèmes numériques. Le droit français – par le biais du Code civil, du Code de commerce et du droit de la consommation – et le droit européen – via le Digital Markets Act (DMA) – ont renforcé leur arsenal pour prévenir et sanctionner ces pratiques.

Cet article fait le point sur les mécanismes juridiques de lutte contre la concurrence déloyale en ligne, les stratégies offensives et défensives disponibles en contentieux, et la montée en puissance des régulations ex ante sur les grandes plateformes.


I. Le cadre français : responsabilité civile pour faute déloyale

1. Article 1240 du Code civil

Toute faute causant un préjudice à autrui engage la responsabilité de son auteur. En matière de concurrence :

  • Le dénigrement,

  • L’imitation de signes distinctifs,

  • Le parasitisme commercial,

  • La désorganisation d’un réseau,
    peuvent être poursuivis au titre de la concurrence déloyale.

Aucune exigence de démonstration d’un droit privatif (contrairement au droit des marques ou brevets).

2. Jurisprudence constante

  • Cass. com., 2019 : est fautif le fait d’utiliser une structure de référencement similaire à celle d’un concurrent, générant une confusion d’interface.

  • TJ Paris, 2022 : condamnation d’un éditeur pour avoir imité les éléments graphiques et la structure d’une app concurrente sans reprise d’éléments protégés.


II. Pratiques numériques constitutives de concurrence déloyale

1. Dénigrement numérique

  • Création de faux avis négatifs (Google, Trustpilot),

  • Campagnes anonymes sur les forums (Reddit, jeuxvideo.com),

  • Utilisation de pages SEO pour critiquer nommément un concurrent.

Exemple : une société SEO a été condamnée en 2022 pour avoir créé 45 avis négatifs fictifs sur un concurrent direct via des comptes VPN.

2. Parasitisme en ligne

  • Référencement d’un site avec le nom du concurrent (« achat de marque » sur AdWords),

  • Copie de contenus éditoriaux non protégés,

  • Lancement simultané d’une offre identique pour bénéficier des efforts marketing d’autrui.

3. Détournement de base de données

  • Scraping de listings clients,

  • Reprise de catalogues via robots,

  • Utilisation d’annuaires professionnels pour ciblage commercial sans autorisation.


III. Régulation ex ante : le Digital Markets Act

1. Champ d’application du DMA (UE 2022/1925)

Le DMA s’applique aux plateformes dites gatekeepers, c’est-à-dire :

  • Fournissant un service de plateforme de base (moteur, marketplace, réseau social),

  • Détenant un chiffre d’affaires significatif en Europe (>7,5 Mds €) et un nombre d’utilisateurs (>45 millions).

Gatekeepers désignés (2024) : Alphabet (Google), Amazon, Apple, Meta, Microsoft, ByteDance (TikTok).

2. Pratiques interdites

  • Auto-préférence (favoriser ses propres services),

  • Interdiction de combiner données entre services sans consentement,

  • Blocage injustifié de l’interopérabilité,

  • Rétention des données commerciales des entreprises utilisatrices.

Exemple : Google doit désormais donner accès aux données d’interaction des utilisateurs à ses concurrents de comparaison de prix (affaire Google Shopping).


IV. Contentieux européens emblématiques

1. Google Shopping

  • Condamnation par la Commission européenne en 2017 : 2,42 milliards d’euros d’amende pour abus de position dominante.

  • Motif : promotion préférentielle de son comparateur au détriment des concurrents dans les résultats.

2. Amazon Buy Box

  • Enquête en 2022-2023 : suspicion de favoriser ses propres vendeurs dans la présentation des offres.

3. Apple Store & Spotify

  • Spotify a porté plainte pour les commissions excessives (30 %) prélevées sur les abonnements, empêchant la viabilité économique de services concurrents.


V. Stratégies procédurales

1. En France : action civile en concurrence déloyale

  • Assignation devant le tribunal de commerce,

  • Preuve du comportement fautif (captures d’écran, constats d’huissier, veille concurrentielle),

  • Calcul du préjudice (perte de chiffre d’affaires, réputation, désorganisation),

  • Possibilité de référé pour faire cesser les troubles.

2. En Europe : plainte à la Commission ou recours au DMA

  • Saisine formelle de la Commission européenne ou des autorités nationales de concurrence,

  • Requête possible pour demander des mesures conservatoires,

  • Coordination avec le référent DMA désigné dans chaque État membre.


VI. Sanctions et obligations correctrices

1. Sanctions prévues par le DMA

  • Amendes jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial annuel (20 % en cas de récidive),

  • Astreintes journalières,

  • Possibilité d’imposer des mesures structurelles : séparation fonctionnelle, cession d’activité.

2. En droit français

  • Dommages-intérêts compensatoires,

  • Interdiction de commercialisation,

  • Retrait des contenus ou annonces,

  • Publicité judiciaire de la condamnation.


VII. Conseil stratégique en contentieux économique

1. Pour les entreprises victimes

2. Pour les plateformes ou entreprises visées

  • Vérification de la neutralité des algorithmes (documentation interne),

  • Traçabilité des comportements publicitaires,

  • Élaboration d’un programme de compliance DMA (formation, revue des conditions d’utilisation, audit externe).

 

Voir aussi les stratégies relatives à la propriété intellectuelle