La loi Évin du 10 janvier 1991, du nom de l’ancien ministre de la Santé Claude Évin, marque un tournant majeur dans la politique de santé publique française. Elle vise à encadrer strictement la publicité en faveur de l’alcool et du tabac, et à protéger la population contre les effets délétères de ces produits. Cet article propose une étude approfondie de cette loi, de sa genèse à ses développements jurisprudentiels et critiques contemporaines, en s’appuyant sur les sources législatives et les commentaires doctrinaux récents.


I. Le contexte de l’adoption de la loi Évin

A. Une pression sanitaire et politique croissante

À la fin des années 1980, la France connaît une situation préoccupante : elle figure parmi les pays européens les plus consommateurs de tabac et d’alcool. Le rapport du Haut Comité de la Santé publique de 1988 attire l’attention sur les conséquences sanitaires dramatiques de ces substances, notamment en matière de cancer, de maladies cardiovasculaires et d’accidents de la route.

Le ministre de la Santé de l’époque, Claude Évin, impulse une réforme législative ambitieuse afin de mieux encadrer la publicité et la consommation de ces produits, en s’inscrivant dans les objectifs du programme national de lutte contre le cancer.

B. Les fondements juridiques

La loi n° 91-32 du 10 janvier 1991 s’inscrit dans la logique de protection de la santé publique, au sens de l’article L. 1110-1 du Code de la santé publique, qui énonce que « la protection de la santé est un droit fondamental garanti à toute personne ».

Texte intégral de la loi sur Légifrance :
https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000533421 (consulté le 18 mai 2025).


II. Les dispositions principales de la loi Évin

A. La lutte contre le tabac

1. Interdiction de la publicité

L’article 10 de la loi interdit toute propagande ou publicité directe ou indirecte en faveur du tabac, quel que soit le support (affichage, presse, sponsoring, etc.). L’objectif est d’éviter toute influence commerciale sur les jeunes, particulièrement vulnérables.

2. Lieux de consommation

L’article 16 du texte prohibe la consommation de tabac dans les lieux affectés à un usage collectif (écoles, entreprises, transports collectifs), sauf dans des « emplacements expressément réservés aux fumeurs ».

Ces dispositions ont été codifiées dans le Code de la santé publique, notamment aux articles L. 3511-1 et suivants :
https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006072665/LEGISCTA000006173030 (consulté le 18 mai 2025).

B. L’encadrement de la publicité pour l’alcool

1. Publicité autorisée mais limitée

Contrairement au tabac, la publicité pour les boissons alcoolisées n’est pas totalement interdite. L’article L. 3323-2 du Code de la santé publique précise qu’elle est autorisée uniquement sur certains supports (presse écrite pour adultes, affichage sous conditions, Internet sans ciblage de mineurs, etc.).

2. Mentions sanitaires obligatoires

Toute publicité doit comporter un message sanitaire de type « L’abus d’alcool est dangereux pour la santé », ce qui marque une rupture avec les pratiques précédentes, plus suggestives ou festives.


III. La jurisprudence et les débats jurisprudentiels

A. La position du Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel a validé la loi Évin dans sa décision n° 90-283 DC du 8 janvier 1991, considérant que les restrictions apportées à la liberté d’expression commerciale étaient justifiées par la nécessité de protéger la santé publique.
Texte de la décision : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/1990/90383DC.htm

B. La Cour de cassation et la notion de publicité indirecte

La jurisprudence a permis de préciser la portée de la publicité dite « indirecte ». Dans un arrêt de la chambre criminelle du 5 janvier 1994 (n° 92-86.113), la Cour a sanctionné une campagne de sponsoring sportif jugée constitutive de publicité déguisée pour une marque de tabac.

Depuis, les juges du fond s’appuient régulièrement sur cette notion, notamment en matière de placement de produit dans les films ou sur Internet.

C. La jurisprudence européenne

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a également eu l’occasion d’intervenir, notamment pour encadrer l’application de la loi Évin aux supports étrangers diffusés en France. Dans l’affaire « Gourmet » (CJUE, 8 mars 2001, aff. C-405/98), la Cour a reconnu la possibilité pour les États membres d’adopter des règles strictes de publicité, sous réserve de respecter la liberté de circulation des biens.


IV. Les effets de la loi et les critiques

A. Bilan sanitaire

Les évaluations menées par la Direction générale de la Santé et Santé publique France montrent une baisse significative de la consommation de tabac dans les années suivant l’adoption de la loi. Le nombre de fumeurs quotidiens a diminué, notamment chez les jeunes.

En matière d’alcool, les effets ont été plus mesurés : si la publicité s’est réduite dans les espaces publics, les ventes ont peu reculé, sauf pour les spiritueux.

B. Critiques de certains secteurs économiques

1. Viticulture et pressions régionales

Les professionnels du vin, notamment en Bourgogne et dans le Bordelais, ont dénoncé à plusieurs reprises une « stigmatisation » injuste du vin, élément clé du patrimoine culturel français. En 2005, une polémique éclate après la condamnation du journal Le Parisien pour un article vantant les bienfaits du vin rouge. La loi est alors partiellement assouplie.

2. Industrie publicitaire

Le secteur publicitaire a critiqué les limites imposées à la créativité et à la liberté de communication commerciale. Les restrictions sont perçues comme rigides et déconnectées des usages contemporains, notamment en ligne.


V. Les évolutions législatives et réglementaires

A. Loi de modernisation du système de santé (2016)

Cette loi a renforcé les interdictions de fumer dans les voitures en présence d’enfants, a mis en place le paquet neutre pour les cigarettes (article L. 3512-20 CSP) et a intégré de nouvelles règles de contrôle sur la publicité numérique.

Loi du 26 janvier 2016 :
https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000031912641 (consulté le 18 mai 2025)

B. Réforme numérique

La régulation des publicités en ligne, notamment sur les réseaux sociaux et les plateformes de streaming, a soulevé de nouveaux enjeux. La loi Évin est désormais interprétée à la lumière de ces évolutions, avec une attention particulière au ciblage algorithmique des mineurs.

Des travaux de la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés) et de l’ARCOM (ex-CSA) soutiennent une meilleure traçabilité des contenus sponsorisés.


VI. La loi Évin aujourd’hui : pertinence et perspectives

A. Une norme toujours centrale dans le droit de la santé

La loi Évin reste un pilier du droit français de la santé publique. Elle a inspiré d’autres législations en Europe, notamment en Belgique et en Finlande. Elle constitue une norme de référence en matière de limitation de la publicité nocive.

B. Vers une réforme ?

Face aux critiques et à la montée de nouvelles formes de consommation (cannabis, vapotage, marketing d’influence), plusieurs rapports parlementaires ont proposé des réformes de la loi, sans la démanteler.

Le rapport d’information n° 3197 déposé à l’Assemblée nationale en 2021 propose une « clarification sans renoncement » des principes posés en 1991 :
https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/sante/l15b3197_rapport-information