I. Introduction : la titularité comme fondement de l’existence du droit de marque

La titularité d’une marque constitue le point d’ancrage de l’ensemble des prérogatives accordées à son propriétaire. Aux termes de l’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle (CPI), « la marque de produits ou de services est un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d’une personne physique ou morale ». La propriété de ce signe est conditionnée par son enregistrement à l’INPI ou, dans le cadre d’un droit européen, à l’EUIPO.

Or, malgré cette apparente simplicité, la question de savoir qui est le véritable titulaire de la marque n’est pas toujours tranchée par le seul dépôt. De nombreux litiges éclosent sur cette ligne de faille : dépôt frauduleux par un ancien associé, revendication du nom par un distributeur, appropriation du fruit d’une création collective, ou encore exploitation d’un signe non enregistré ayant acquis une notoriété. Dès lors, la titularité peut être contestée, en demande comme en défense.


II. Fondement juridique du droit de marque : acquisition et preuve de la titularité

A. Le dépôt comme principe directeur de la titularité

La règle de base réside dans le premier dépôt. En droit français, celui-ci confère un droit privatif d’exploitation sur le territoire français pour une durée de 10 ans renouvelable. Cette règle est précisée à l’article L. 712-1 CPI : « La propriété de la marque s’acquiert par l’enregistrement. Cet enregistrement emporte de plein droit présomption de titularité ». Le titulaire enregistré est donc présumé en être le propriétaire légitime.

Cependant, cette présomption est simple : elle peut être combattue par la preuve contraire, notamment lorsqu’il est établi que le déposant n’est pas le véritable créateur ou exploitant légitime du signe.

B. L’exception du dépôt frauduleux

L’article L. 712-6 CPI ouvre la voie à la remise en cause de cette titularité par une action en revendication. Il prévoit qu’« en cas d’enregistrement d’une marque en fraude des droits d’un tiers ou en violation d’une règle de droit, l’intéressé peut en revendiquer la propriété en justice ».

Cette action permet à celui qui estime être le véritable propriétaire de la marque de solliciter le transfert de l’enregistrement, et non sa nullité. Elle s’analyse comme une action réelle relative à la propriété d’un droit incorporel.

Trois critères doivent être établis :

  • L’existence de droits antérieurs sur le signe ou d’un usage prévalant ;

  • Le caractère frauduleux du dépôt (intention de nuire, détournement d’un actif commun, manœuvre déloyale) ;

  • L’antériorité de la relation ou du droit revendiqué par le demandeur.


III. Typologie des conflits de titularité

A. Conflits entre associés, partenaires ou salariés

L’une des hypothèses les plus fréquentes est celle où un associé, un salarié ou un cocontractant dépose à son nom une marque développée dans le cadre d’une entreprise commune ou dans l’exécution d’un contrat.

Dans un arrêt du 27 février 2019, la Cour de cassation (com. n° 17-19.963) a rappelé qu’un salarié n’est pas fondé à déposer à son nom une marque créée dans le cadre de son activité professionnelle, sauf disposition contractuelle contraire. La marque est alors un actif de l’entreprise, susceptible d’appropriation frauduleuse en cas de rupture de la relation.

B. Conflits entre exploitants successifs d’un signe distinctif

Certains litiges opposent un exploitant non titulaire d’un signe à un tiers ayant procédé à l’enregistrement du signe. Ce cas survient notamment lorsqu’un nom commercial ou une enseigne est exploité de manière continue sans dépôt, et qu’un tiers le dépose.

Le titulaire de l’usage antérieur peut alors invoquer un droit au nom commercial, à l’enseigne ou au nom de domaine pour solliciter la nullité ou la revendication du dépôt, sur le fondement de l’article L. 711-3 CPI (version antérieure) ou de l’article 4 de la directive (UE) 2015/2436.

C. Conflits liés à la filiation ou la transmission d’une marque

Des litiges surviennent également lorsqu’une marque est transmise sans formalisme ou prétendument cédée oralement. Le conflit porte alors sur l’intention de céder, les conditions de forme (article L. 714-1 CPI), et la réalité de l’usage.

La jurisprudence exige un écrit, même sous seing privé, pour établir la transmission d’une marque. À défaut, le dépôt ultérieur par l’une des parties peut être contesté comme frauduleux ou abusif.


IV. L’action en revendication de marque : conditions, délais et effets

A. Titulaire de l’action

L’action en revendication est ouverte à toute personne qui justifie d’un droit antérieur sur le signe et qui établit le caractère frauduleux du dépôt. Il peut s’agir :

  • d’un cofondateur ou associé évincé,

  • d’un créateur d’identité visuelle,

  • d’un exploitant d’un nom de domaine,

  • d’un ancien licencié ou prestataire.

Le demandeur doit prouver une antériorité légitime, une volonté d’appropriation illicite par le défendeur et l’usage continu ou le projet concret d’exploiter le signe.

B. Délai de prescription

Avant la réforme de 2019, aucun délai précis ne s’imposait. Depuis, l’action en revendication est soumise à la prescription quinquennale prévue à l’article 2224 du Code civil. Le point de départ est la date à laquelle le demandeur a connu ou aurait dû connaître l’enregistrement frauduleux.

Cependant, certaines décisions retiennent un point de départ différé, notamment en cas de dissimulation ou d’abus de droit (CA Paris, 7 février 2018, RG 17/07390).

C. Sanctions et effets de la décision

Si l’action aboutit, le juge peut ordonner le transfert de la marque au profit du véritable titulaire. Il ne s’agit pas d’une annulation, mais d’un changement de propriété rétroactif à la date du dépôt frauduleux. Cette rétroactivité permet au demandeur d’obtenir réparation pour les actes d’exploitation intervenus entre-temps.


V. Les autres voies procédurales en cas de conflit de titularité

A. L’action en nullité pour dépôt frauduleux

Indépendamment de l’action en revendication, la marque peut être annulée si le dépôt est entaché de fraude. L’article L. 711-2 CPI (ancien L. 711-3) prévoit que « ne peut être adopté comme marque un signe déposé de mauvaise foi ». L’action peut être introduite par tout tiers justifiant d’un intérêt à agir.

La notion de mauvaise foi fait l’objet d’une jurisprudence fournie, notamment depuis l’arrêt Lindt de la CJUE (CJCE, 11 juin 2009, aff. C-529/07). La Cour a précisé que doivent être pris en compte :

  • la connaissance du tiers au moment du dépôt ;

  • l’intention de nuire ;

  • la logique commerciale du dépôt.

La jurisprudence française a suivi cette analyse (Cass. com., 25 juin 2013, n° 12-19.136).

B. L’opposition fondée sur un droit antérieur

Lorsque la marque litigieuse n’est pas encore enregistrée, il est possible d’introduire une opposition devant l’INPI dans un délai de deux mois à compter de la publication de la demande (article L. 712-4 CPI). Le droit antérieur peut être un nom commercial, une enseigne, une dénomination sociale ou un nom de domaine.

Depuis la réforme de 2019 (ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019), l’INPI est également compétente pour statuer sur les actions en nullité, y compris pour mauvaise foi.

C. L’action en concurrence déloyale ou parasitisme

Lorsque les conditions de la revendication ou de l’annulation ne sont pas réunies, il est parfois possible d’intenter une action sur le fondement de la responsabilité délictuelle (article 1240 C. civ.). Le demandeur doit démontrer une faute (appropriation injustifiée), un préjudice (atteinte à la clientèle, confusion), et un lien de causalité.

Ce fondement est utile notamment lorsque le signe n’est pas enregistré, ou lorsque les délais de prescription sont expirés.


VI. Approches comparées et harmonisation européenne

Le droit de l’Union européenne impose aux États membres d’assurer une protection effective contre les dépôts frauduleux. L’article 59 du Règlement (UE) 2017/1001 sur la marque de l’UE prévoit une nullité possible en cas de mauvaise foi du déposant.

La jurisprudence européenne confirme une conception large de la fraude (CJUE, 29 janvier 2020, C-371/18, Sky v. SkyKick). Le Tribunal de l’UE a même considéré que l’absence d’intention d’usage réelle peut, dans certains cas, constituer un indice de mauvaise foi (TUE, 30 avril 2013, T-345/11, Pelikan).

La France a intégré cette approche, notamment depuis la réforme de 2019, qui a permis d’unifier les conditions de validité des marques nationales et de l’UE.


VII. Jurisprudence approfondie sur les conflits de titularité : lignes directrices et enseignements

La jurisprudence française et européenne a contribué à baliser les contours de la titularité contestée, en s’efforçant de concilier l’apparente sécurité du dépôt avec la réalité économique et les rapports de collaboration. Plusieurs décisions phares permettent de dégager des typologies, des critères probatoires, ainsi que des indices de fraude ou de mauvaise foi.

A. Le dépôt en fraude des droits d’un tiers : cas emblématiques

1. Conflits intragroupes et entre associés

La jurisprudence est abondante dans les cas de ruptures entre associés ou partenaires. Ainsi, dans l’arrêt Cass. com., 19 juin 2019, n° 17-19.123, la Cour de cassation a cassé un arrêt ayant refusé la revendication d’une marque déposée par l’un des associés alors que celle-ci avait été créée et exploitée de manière concertée dans une activité commune. La Haute juridiction a rappelé que « le dépôt effectué par un associé sans information ni consentement des autres membres du projet commun peut être constitutif de fraude ».

Même logique dans CA Paris, 3 mars 2021, n° 19/22133, où une société avait déposé une marque correspondant à une activité développée par un partenaire commercial. Le dépôt a été annulé pour fraude, les juges ayant souligné l’existence d’un projet commun antérieur, matérialisé par des échanges de mails, un site internet co-développé et une communication conjointe.

2. Le cas du salarié déposant

La décision Cass. com., 27 février 2019, n° 17-19.963 précitée mérite également une attention particulière. Un salarié avait déposé une marque développée dans le cadre de son contrat de travail. La Cour a affirmé qu’à défaut de clause de cession expresse, la marque appartient à l’employeur si elle est créée dans le cadre de l’exécution du contrat de travail, par analogie avec les règles applicables aux logiciels (article L. 113-9 CPI).

3. Appropriation de signes notoires non déposés

Un arrêt marquant est celui de TGI Paris, 28 mars 2017, RG 16/11033, dans lequel une société avait déposé à son nom une marque identique à un nom de domaine fortement exploité par une société étrangère. La juridiction a reconnu la mauvaise foi, constatant l’intention manifeste d’entraver l’usage du signe par un concurrent.


B. La jurisprudence européenne sur la mauvaise foi du déposant

1. Affaire Lindt : la bonne foi objectivée

Dans l’arrêt CJCE, 11 juin 2009, C-529/07, Chocoladefabriken Lindt & Sprüngli AG, la Cour de justice a posé des critères objectifs pour apprécier la mauvaise foi, notamment :

  • La connaissance par le déposant de l’usage antérieur du signe ;

  • L’intention de priver un concurrent d’un signe en rapport avec son activité ;

  • L’absence de justification économique de l’enregistrement.

Cette approche a été reprise et précisée dans TUE, 21 avril 2010, T-486/08, Goldsteig Käsewerk, où la Cour a considéré que le simple fait d’enregistrer un signe concurrent ne suffit pas à établir la mauvaise foi, sauf preuve d’un comportement parasitaire ou obstructionniste.

2. La stratégie d’enregistrement en série

Dans l’affaire TUE, 30 avril 2013, T-345/11, Pelikan, la juridiction a estimé qu’un dépôt multiple, couvrant un grand nombre de classes sans projet d’exploitation réel, pouvait être un indice de mauvaise foi. Cette logique a été approfondie dans CJUE, 29 janvier 2020, C-371/18, Sky v. SkyKick, la Cour admettant que le défaut d’intention d’usage réel peut caractériser un enregistrement abusif.


VIII. Stratégies procédurales en cas de conflit de titularité : arbitrage, séquençage et choix des armes

En fonction du contexte factuel, le praticien peut envisager différentes voies procédurales, complémentaires ou concurrentes, avec des calendriers, coûts et effets juridiques très différenciés.

A. Action en revendication vs action en nullité : critères de choix

L’action en revendication vise le transfert de la marque au demandeur, avec effet rétroactif (article L. 712-6 CPI), tandis que l’action en nullité vise à faire disparaître le titre, sans nécessairement récupérer la propriété.

Critères de choixAction en revendicationAction en nullité
RésultatTransfert du droitDisparition du titre
RétroactivitéOuiNon
Charge de la preuveAntériorité + fraudeMauvaise foi
Délai de prescription5 ans (art. 2224 C. civ.)5 ans (nouvel article L. 716-2 CPI)
CompétenceTJ + INPI (post-réforme)INPI ou TJ selon le fondement

➡ Une revendication est préférable lorsque le demandeur entend poursuivre l’exploitation du signe, notamment dans le cadre d’un projet déjà actif.

➡ Une nullité est utile pour neutraliser un acteur bloquant, sans viser à récupérer le titre.

B. Articulation avec l’action en concurrence déloyale

L’action fondée sur l’article 1240 du Code civil peut être invoquée en parallèle, notamment si :

  • La marque litigieuse a déjà été exploitée ;

  • L’atteinte va au-delà du titre de propriété (usage de packaging, confusion, désorganisation) ;

  • Les conditions d’annulation ou de revendication sont incertaines.

La jurisprudence admet cette voie cumulative, à condition que les fondements soient distincts (Cass. com., 27 juin 2018, n° 16-17.170).

C. Stratégie d’opposition ou d’observation administrative

Lorsqu’un dépôt contesté est encore au stade de l’instruction, une opposition administrative devant l’INPI (ou l’EUIPO) permet de bloquer rapidement l’enregistrement. L’opposition fondée sur un usage antérieur, une dénomination sociale ou un nom de domaine est désormais recevable depuis la réforme du 11 décembre 2019.

La procédure d’opposition est plus rapide et moins coûteuse, mais suppose une réactivité dans les deux mois suivant la publication du dépôt (article L. 712-4 CPI).

D. Coordination des procédures en cas de contentieux parallèle

Dans certains cas, des procédures pénales, prud’homales, commerciales ou européennes peuvent être engagées en parallèle. Une coordination stratégique s’impose pour éviter les contrariétés de décisions ou les fins de non-recevoir.

Exemple :

  • Une procédure devant l’EUIPO peut être suspendue dans l’attente d’un jugement national (article 132 REMUE).

  • Un litige prud’homal sur la qualité de salarié peut conditionner la reconnaissance de la titularité d’une marque développée pendant l’emploi.

  • Une action pénale pour escroquerie au dépôt (rare, mais possible) peut être évoquée en cas de falsification ou de mensonges manifestes.