Le droit de la presse, essentiellement structuré autour de la loi du 29 juillet 1881, constitue un régime dérogatoire du droit pénal général. Ce droit codifié vise à protéger la liberté d’expression tout en encadrant ses abus : diffamation, injure, provocation à la haine ou apologie de crimes. À l’ère numérique, la portée de ces délits dépasse les seuls médias traditionnels pour s’étendre aux plateformes, aux blogs, aux réseaux sociaux, transformant tout internaute en éditeur potentiel.

Pour les professionnels du droit, ce contentieux présente trois spécificités majeures : un régime procédural propre (notamment en matière de prescription), une responsabilité en cascade, et une articulation délicate entre liberté d’expression et droit à la réputation.


I. Le régime juridique applicable : loi du 29 juillet 1881 et articulation avec le Code pénal

1. Le champ d’application

La loi de 1881 s’applique à toute publication de nature à atteindre l’honneur ou la dignité d’un tiers, dès lors qu’elle est rendue publique. Ce critère est rempli par :

  • un article de presse ou un reportage,

  • un tweet public,

  • un post sur un groupe Facebook ouvert,

  • un message publié sur un forum non restreint.

Dès lors, de nombreux messages numériques tombent sous son empire. Le critère jurisprudentiel est la possibilité d’accès par un public non déterminé, indépendamment du nombre réel de lecteurs.

2. Les infractions principales

a. La diffamation (art. 29 al. 1 et art. 32 loi 1881)

Il s’agit de « toute allégation ou imputation d’un fait précis portant atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne ». Elle peut viser :

  • une personne physique (particulier, élu, fonctionnaire),

  • une personne morale (entreprise, collectivité).

Exemples :

  • « Il vole l’argent des contribuables » = diffamation.

  • « Ce médecin est un danger public » = diffamation s’il y a allégation de faits.

La diffamation publique est punie de 12 000 € d’amende (portée à 45 000 € en cas de caractère raciste, sexiste ou homophobe).

b. L’injure (art. 29 al. 2 et art. 33)

Contrairement à la diffamation, l’injure ne contient pas d’allégation de fait mais se limite à une expression outrageante.

Exemples :

  • « Ce type est un crétin » = injure.

  • « Sale raclure de bidet » = injure.

L’injure publique simple est punie de 12 000 €, aggravée si elle vise une personne en raison de sa religion, de son orientation sexuelle ou de son origine.

c. La provocation à la haine (art. 24)

Est puni tout propos incitant à la haine, à la violence ou à la discrimination envers un groupe déterminé.

Exemples :

  • « Il faut virer tous les étrangers » = provocation à la haine.

  • « Brûlons les livres de cet auteur » = incitation à la violence.

d. L’apologie de crimes (art. 24 al. 5)

C’est la présentation favorable ou la justification de crimes punissables (meurtre, viol, terrorisme).


II. Régime procédural dérogatoire et stratégies de défense

1. Prescription abrégée

La prescription est en principe de 3 mois à compter de la publication, ou 1 an pour les infractions aggravées (motifs racistes, sexistes, religieux).

Toute procédure engagée hors délai est irrecevable. L’avocat doit impérativement :

  • dater avec précision le fait,

  • réunir la preuve du caractère public,

  • déposer la plainte ou l’assignation dans les temps.

2. Plainte avec constitution de partie civile ou citation directe

Deux voies sont possibles :

  • La plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d’instruction (déclenche une instruction).

  • La citation directe devant le tribunal correctionnel (rapide mais exige un dossier complet).

3. Responsabilité en cascade (art. 42 et 43 loi 1881)

L’auteur principal est :

  1. Le directeur de publication,

  2. À défaut, l’auteur du message,

  3. Puis l’imprimeur ou l’hébergeur.

Sur Internet, cela pose la question de la responsabilité des plateformes (Twitter, Facebook, hébergeurs de blogs). En l’absence d’identification claire de l’auteur, le plaignant peut viser le responsable éditorial ou assigner sur le fondement de la complicité.

4. Moyens de défense

a. Exception de vérité (art. 35)

Applicable uniquement à la diffamation, l’auteur peut prouver la véracité des faits. Elle ne joue pas en cas d’injure ni en cas de faits amnistiés ou trop anciens.

b. Bonne foi

La jurisprudence impose quatre critères (Cass. crim., 1986) :

  • l’absence d’animosité personnelle,

  • le sérieux de l’enquête,

  • le respect du contradictoire,

  • une expression mesurée.

c. Liberté d’expression (CEDH, art. 10)

L’avocat peut invoquer la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour démontrer que les propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et relèvent de la liberté critique, même lorsqu’ils sont choquants ou impertinents.


III. Jurisprudence récente (2022–2024)

1. Réseaux sociaux

TJ Paris, 17e ch., 2023 : condamnation d’un utilisateur Twitter pour diffamation envers une journaliste. Le compte était public, le message accessible, et l’imputation suffisamment précise.

CA Paris, 2022 : relaxe d’un internaute ayant critiqué un élu municipal de manière virulente mais sur un sujet d’intérêt général.

2. Influenceurs et médias numériques

TJ Nanterre, 2023 : condamnation d’un youtubeur ayant attribué publiquement à un entrepreneur des pratiques mafieuses sans éléments factuels.

CNIL, avis 2022 : rappel de l’interdiction de diffusion de propos haineux dans des vidéos sans modération.


IV. Questions spécifiques : Internet, plateformes et hébergeurs

1. Plateformes

La jurisprudence retient que Facebook, Twitter ou YouTube ne sont pas éditeurs au sens strict, sauf si :

  • ils modèrent activement les contenus,

  • ils promeuvent certains contenus,

  • ils refusent de retirer des propos manifestement illicites.

2. Hébergeurs (art. 6 LCEN)

Le régime de responsabilité des hébergeurs est allégé : ils ne peuvent être poursuivis qu’après notification et en cas d’inaction. La jurisprudence impose toutefois une vigilance accrue dès lors que le contenu est manifestement illicite.


V. Conseil stratégique aux clients

1. Identification rapide du délit

  • Nature du propos : fait précis ou insulte ?

  • Support : presse papier, blog, post ?

  • Victime : particulier, entreprise, élu ?

2. Collecte de preuves

  • Captures d’écran horodatées

  • Huissier ou tiers de confiance (constat légalement valable)

  • Archivage Web (Wayback Machine, horodatage blockchain)

3. Choix de la procédure

  • Citation directe = rapidité

  • Plainte avec constitution de partie civile = instruction approfondie

4. Communication maîtrisée

  • Ne pas « faire justice soi-même » sur les réseaux

  • Ne pas répliquer publiquement

  • Préparer une communication externe ou interne si nécessaire (crise réputationnelle)